Les jésuites du Canada en Éthiopie
Enseignants, philosophes, scientifiques
Juste avant la rentrée scolaire de 1945, quatre jésuites venus du Canada se présentent à Addis-Abeba à la demande de l’empereur d’Éthiopie Haïlé Sélassié Ier. Invités à réorganiser le système d’éducation du pays sans faire de prosélytisme, ces jésuites ne portent pas la soutane.
D’abord affectés à l’école Tafari Makonnen, les jésuites du Canada qui se trouvent en sol éthiopien œuvrent principalement dans le secteur éducatif et en recherche scientifique, mais également au sein de ministères pastoraux et apostoliques, dont le Service jésuite des réfugiés.
Les Archives des jésuites au Canada conservent une importante collection d’archives textuelles, photographiques, sonores et audiovisuelles qui témoignent de la présence des jésuites du Canada en Éthiopie au cours du 20e siècle.
Sections de l’exposition
L’école Tafari Makonnen
Dès leur arrivée à Addis-Abeba à la fin de l’été 1945, les jésuites venus du Canada s’adonnent au premier mandat que leur avait confié l’empereur Haïlé Sélassié : la réorganisation de l’école primaire Tafari Makonnen à temps pour la rentrée scolaire. Dans les années qui suivent, les jésuites développent un curriculum secondaire et organisent divers cours et activités visant le développement intégral de la personne, notamment le sport d’équipe, la pratique théâtrale et le scoutisme.
Les sports et l’athlétisme furent organisés, selon la tradition des collèges des Jésuites, pour compléter l’éducation de l’enfant. ‘Mens sana in corpore sano!’
Les Jésuites et l’éducation en Éthiopie de 1945 à 1950, par Édouard Trudeau, s.j., thèse de maîtrise, Boston College, juillet 1953
Les « messieurs canadiens »
CLAUDE SUMNER, s.j.
À la fin de ses études littéraires et philosophiques à Montréal, le père Claude Sumner, s.j. réalise son rêve de partir en mission : il est envoyé en Éthiopie et, en 1953, commence à enseigner la philosophie à University College Addis Ababa (UCAA).
Le père Sumner se distingue tout au long de sa carrière à UCAA (qui deviendra plus tard Addis Ababa University), où il enseigna pendant plusieurs décennies jusqu’en 2001. Ses travaux de recherche font connaître des textes philosophiques rédigés en ge’ez et en amharique et jettent de la lumière sur la philosophie éthiopienne classique, notamment par l’entremise des ouvrages Ethiopian Philosophy et Classical Ethiopian Philosophy. Il dirige éventuellement le département de philosophie de l’université en plus d’organiser de nombreuses conférences. Le philosophe kényan Henry Odera Oruka, qui fut son collègue, estimait que, au-delà de ses écrits académiques, le père Sumner avait joué un rôle déterminant dans la création d’une véritable communauté d’universitaires africains.
LUCIEN MATTE, s.j.
Originaire de Québec, Lucien Matte, s.j. s’intéresse aux sciences et à la technologie avant d’entrer au noviciat jésuite de Sault-au-Récollet en 1930. Nommé recteur du Collège de Québec peu de temps après son ordination, à l’âge de 35 ans, il éprouve toutefois un vif intérêt pour les missions outre-mer.
Lorsque vient le temps de sélectionner un supérieur pour le nouveau projet éducatif en Éthiopie, le leadership et le talent d’administrateur de Lucien Matte retiennent l’attention du Provincial de la Province jésuite du Canada français. En 1945, le père Matte devient alors le premier supérieur des jésuites du Canada en Éthiopie.
Au cours des 17 années qui suivent, le père Matte contribue à transformer une école primaire ravagée par l’occupation italienne en une institution dotée de plusieurs curriculums secondaires et programmes parascolaires. Il joue surtout un rôle clé dans la fondation et les débuts de la première université d’Éthiopie, University College Addis Ababa, dont il fût le premier président. Il réalise alors un vœu exprimé en 1555 par saint Ignace de Loyola dans ses instructions aux missionnaires jésuites en partance pour l’Éthiopie : « Qu’on songe à fonder, lorsque le temps sera venu, des universités ou institutions d’études générales. »
Le projet éducatif en Éthiopie, dont Lucien Matte fût le premier supérieur, conduit en 1986 à la création de la Province jésuite de l’Afrique de l’Est, laquelle regroupe encore aujourd’hui des jésuites originaires de la Tanzanie, de l’Ouganda, du Soudan, du Soudan du Sud, du Kenya et de l’Éthiopie.
MARCEL CHARPENTIER, s.j.
Surnommé Charpy, le frère Marcel Charpentier, s.j. arrive en Éthiopie en 1946. Après plusieurs délais dans l’achat de matériaux et l’installation des ateliers, il suit une formation en enseignement des travaux manuels à Québec. Il ouvre enfin son atelier de travaux manuels à l’école Tafari Makonnen en 1949. On y enseigna le travail du bois, du cuir et du métal ainsi que la reliure.
La carrière d’enseignant du frère Charpentier à l’école Tafari Makonnen suit en parallèle les différentes périodes de la présence jésuite au pays : après les débuts prometteurs de 1945, les jésuites du Canada quittent l’école durant une période d’incertitude politique au cours des années 1970. Revenu au Canada en 1975, le frère Charpentier a laissé des écrits et des enregistrements sonores sur cassette qui documentent son séjour à Addis-Abeba et illustrent le projet éducatif des jésuites en Éthiopie.
University College Addis Ababa (UCAA)
Fondée en 1950 sous la direction de Lucien Matte, s.j., University College Addis Ababa (UCAA) remet ses premiers diplômes en 1954. UCAA fait ses débuts comme université dirigée par les jésuites, mais devient rapidement un projet plus diversifié. Le corps professoral, d’abord formé de pères jésuites et de professeurs laïques provenant de divers pays, compte bientôt des anciens élèves éthiopiens dans ses rangs. En 1961, UCAA se joint à d’autres collèges pour former Haile Selassie I University. Rebaptisée Addis Ababa University en 1975, elle est la plus ancienne institution d’enseignement supérieur d’Éthiopie.
Qu’on songe à fonder, lorsque le temps sera venu, des universités ou institutions d’études générales.
Instruction de saint Ignace de Loyola à João Nunez Barreto, patriarche de l’Éthiopie, Rome, 1555
Reflets sonores de l’Éthiopie
Grâce à l’accessibilité grandissante des technologies d’enregistrement sonore dans la seconde moitié du 20e siècle, les jésuites du Canada ont pu réaliser des enregistrements sur disque, bobine à bande magnétique et cassette pour documenter leur présence en Éthiopie et capter des « reflets sonores » de leurs vies à Addis-Abeba.
Figurent parmi ces documents des enregistrements de musique éthiopienne et est-africaine, dont des pièces interprétées en concert par des élèves de l’école Tafari Makonnen. On y trouve également des histoires orales et des anecdotes enregistrées par des éducateurs jésuites qui tenaient à partager concrètement leurs souvenirs d’Éthiopie avec des parents et amis qui n’avaient pas eu la chance de visiter ce pays.
Enregistrement de musique, école Tafari Makonnen. [195-?]. 0900-0022.7.17.A
Enregistrement de musique, école Tafari Makonnen. [195-?]. 0900-0022.7.17.A
Enregistrement de musique, école Tafari Makonnen. [195-?]. 0900-0022.7.20.A
Enregistrement de musique, école Tafari Makonnen. [195-?]. 0900-0022.7.20.A
Enregistrement de musique, école Tafari Makonnen. [195-?]. 0900-0022.7.21
L’amharique
Les missionnaires jésuites se sont longtemps démarqués par leur vif intérêt pour les langues locales. Fidèles à cette tradition, les jésuites du Canada vivant et travaillant en Éthiopie au cours du 20e siècle se sont initiés à l’amharique. Cette langue sémitique est une des langues les plus répandues au pays et demeure la langue officielle du gouvernement éthiopien.
Enseigné à l’école Tafari Makonnen par des professeurs éthiopiens, l’amharique fait partie de la vie de l’institution. Il alterne avec l’anglais dans les articles que les élèves publient dans leur journal, le Tafari Makonnen Ensign. Les élèves interprètent également des pièces de théâtre traduites en amharique, dont L’Avare de Molière.
En plus des méthodes traditionnelles, les jésuites du Canada en Éthiopie font usage des technologies du 20e siècle afin de perfectionner leur connaissance de l’amharique : les Archives des jésuites au Canada conservent des enregistrements et des bandes magnétiques de vocabulaire et de textes amhariques.
Liste de mots et phrases préparées par Claude Sumner, s.j. 1950. Interprète : Abba Abraham François, du Pontificio Collegio Etiopico. Enregistrement : Radio-Vatican. 0900-0022.7.13.B
« Nos meilleurs ambassadeurs »
À la suite d’une visite officielle en Afrique de l’Est, un sénateur canadien déclare en 1970 que « si le Canada est connu en Éthiopie, c’est grâce à la grande popularité du révérend père Lucien Matte, Jésuite […] grâce à lui les relations canadiennes avec l’Empereur Haïlé Sélassié sont toujours très vivantes. » Les éducateurs jésuites, comme les autres Canadiens qui enseignent en Éthiopie, jouent un rôle modeste, mais significatif, dans les relations entre les deux pays.
Après avoir complété douze ans de service à titre de premier président de l’University College Addis Ababa, le père Matte rentre au Canada en 1962 pour prendre la direction de la nouvelle Université de Sudbury. En guise de reconnaissance pour ses talents et ses années de service dans le système éducatif de l’Éthiopie, l’empereur Haïlé Sélassié remet un don au fonds de construction de l’université.
Au début des années 1970, les professeurs jésuites ont tous quitté l’école Tafari Makonnen. Malgré l’approche d’un nouveau régime politique, quelques jésuites demeurent en Éthiopie afin de poursuivre leurs travaux d’enseignement et de recherches au niveau universitaire.
L’Observatoire de géophysique d’Addis-Abeba
par Dominique Robb, stagiaire Jeunesse Canada au travail, 2020-2021
Rattaché à l’University College Addis Ababa (UCAA), l’Observatoire de géophysique d’Addis-Abeba est fondé en 1957 – juste à temps pour participer à l’Année géophysique internationale. Dès 1962, il est reconnu station sismologique de norme internationale.
La particularité de l’Observatoire réside dans son emplacement, jugé idéal pour l’étude de la sismologie et du géomagnétisme. Située à la jonction de trois failles actives (le fossé éthiopien, le fossé de la mer Rouge et le fossé du golfe d’Aden), Addis-Abeba se rapproche également de l’équateur magnétique de la Terre.
Les recherches menées à l’Observatoire de géophysique permettent d’élaborer la première carte sismique de l’Éthiopie. Elles servent aussi à avertir la population locale de tremblements de terre imminents et à informer le gouvernement de l’infrastructure adéquate à mettre en place.
En présence de Pierre Gouin, s.j., d’Émile Cambron, s.j., ainsi que de leurs équipes respectives, l’Observatoire reçoit de nombreux fonctionnaires, diplomates et dirigeants, dont l’empereur Haïlé Sélassié lui-même. Ces visites témoignent du haut niveau des recherches menées à l’Observatoire de géophysique d’Addis-Abeba et de la reconnaissance de ce travail par la communauté internationale.
Pierre Gouin, s.j. est le directeur de l’Observatoire de géophysique d’Addis-Abeba de 1957 à 1978. Après avoir enseigné les sciences à l’école Tafari Makonnen durant sa formation jésuite, il rejoint en 1954 le corps professoral du University College Addis Ababa, où il enseigne la géophysique et la physique. À partir de 1957, il partage son temps entre l’enseignement et la direction de l’observatoire jusqu’à son départ de l’Éthiopie en 1978. Il publie le fruit de ses recherches sous le titre de Earthquake History of Ethiopia and the Horn of Africa en 1979.
En reconnaissance de l’élaboration d’une carte sismique de l’Éthiopie en 1976 et de ses recherches à l’Observatoire de géophysique, Pierre Gouin reçoit plusieurs prix et honneurs octroyés par l’empereur d’Éthiopie, dont un certificat de reconnaissance en 1973.
Émile Cambron, s.j. travaille à l’Observatoire de géophysique d’Addis-Abeba de 1957 à 1972. Durant sa formation jésuite, il étudie l’astronomie et la physique à l’Université de Montréal. Après avoir enseigné la physique et les mathématiques pendant 23 ans au Collège Sainte-Marie à Montréal, il rejoint les jésuites du Canada à Addis-Abeba en 1957. Il enseigne la physique et supervise le laboratoire des sciences au University College Addis Ababa (UCAA) pendant 15 ans. En 1959, le père Cambron est nommé directeur adjoint de l’Observatoire astronomique et, en 1967, professeur d’astronomie.